Orlando de Rudder.

Figurez-vous, que pour trouver des livres écrits autour de la «Thiérache», je figure parmi les adhérents de listes de diffusion consacrées à la bibliophilie. On y trouve des libraires, des lecteurs, des collectionneurs... Un jour donc, ayant lancé un message annonçant à nouveau mon intérêt pour tout ce qui a été écrit par des Thiérachiens, tout ce qui a été écrit au sujet de la Thiérache, tout ce qui a été écrit et situé en Thiérache, je reçois une réponse... d’un internaute, avec lequel je correspondais déjà depuis longtemps, au sujet de Jean RICHEPIN. Il m’annonce un ouvrage «extraordinaire», qui, eu égard au vocabulaire utilisé, ne peut qu’avoir été écrit que par un auteur qui aurait au moins eu de solides attaches avec la Thiérache.
Et il m’annonce, m’encourage à lire : «Le trou Mahaut», de Orlando de RUDDER. L’ouvrage est publié chez HORS COMMERCE. Je me lance dans l’aventure !... Combien reste-t-il de libraires chez-nous ? Quelques jours plus tard.... Pas de problème, Monsieur G, je vais chercher. Quelques jours plus tard, j’entre en possession du fameux (?) «Trou Mahaut», ISBN 2-910599-30-2, 95F.

Je plonge sur la première page, et zut ! çà commence mal :

"Là-haut dans la Thiérache existait un village dépeuplé d’exode rural. Les maisons désertées gisaient, entourées de friches affligeantes. Surtout sous la pluie. N’y demeuraient plus que nous autres.
Depuis que le monde est monde, nous étions censiers, ce qui veut dire fermiers, en langue patoise. On cultivait de l’escourgeon pour les bêtes. C’étaient des vaches. La preuve : elles meuglaient. D’autre part, elles donnaient du lait, sauf qu’on en buvait peu à part moi, le matin. On le vendait. Mais il y a Bruxelles. Pas besoin de faire un dessin. Sinon, tant pis : je n’ai jamais pu récupérer mon crayon. Pourtant, c’était un beau crayon suisse, en cèdre du Liban. Maman l’a pris. Pour faire les mots fléchés de son magazine. Moi, j’aimais ce crayon. User d’un autre crayon ? J’y ai pensé. Ce serait trop différent. J’ai donc changé d’instrument…

«La crise ! les fermes, dans la région s’abandonnèrent, tour à tour. Les fermiers disparurent. À croire que ça s’évapore, un paysan. D’abord, les cadets quittèrent la campagne, un par un. Ils réussirent des concours. Ils devinrent cravatés, ou se vêtirent de bleus de chauffe. Les filles suivirent, faisant dans l’aide-soignance, dans le social ou le mariage lointain. Les anciens moururent. Nous demeurâmes. Rien ne parut changer, tout d’abord. À part les mouches. On en trouvait de plus en plus. Même en hiver. Pourquoi ? nous le saurions un jour.
Le temps marcha son pas. Alors, le gros camion-citerne des laiteries refusa de se détourner. Il fallut porter nous même le lait jusqu’aux Quatre-Bras. On y allait, nous deux, Mahaut. Harcelés par la pesanteur du lait qui bougeait dans l’alau, nous butions souvent sur le chemin mal empierré. On a grandi comme ça, au cours des années longues.»

Pour être en Thiérache, çà l’était bien. Encore un roman pseudo-enquête-réalité-vécu-enrichi-journalistique, qui va me démontrer que nous sommes dans une région où on se pose tous les jours la question de savoir si on va faire une étude pour savoir si on va faire quelque chose...des fois qu’on gaspillerait l’argent public à décider tout d’un coup qu’on allait le faire.

Alors je ferme le bouquin, et je le pose à portée de main dans le seul endroit de la maison où je suis certain qu’on ne viendra jamais me déranger à chaque fois que je vais l’ouvrir. Le lendemain, je m’enhardis; «Notre mère parlait vrai : Misère s’invita. Elle prit place à table. Je crois qu’elle ricanait. Personne ne se plaignit. Maman laissa progressivement tomber les recettes de Femme Adulte son magazine favori pour en revenir aux vieux plats d’antan, économiques, mais lourds.
Traditionnellement, nous plongions des lardons frits dans la soupe aux pois cassés. D’abord, il y en
eut un peu moins. Alors, tels les miséreux d’autrefois, nous ajoutâmes un peu de suie dans l’onctueux liquide, pour renforcer son goût fumé. Puis il n’y eut plus de lardons. Le potage devint noir, aussi noir que les mouches, qui, collées au plafond, nous regardaient dîner en attendant leur tour.

Le compte en banque du Crédit Champêtre se tarit. Or, l’électrique, ça se paye, et même l’eau. Un jour, ce fut trop rien, moins que rien. On a cherché dans les penderies pour voir si quelques pièces traînaient dans nos vestes pendues. On a tout déballé. Pépé nous a aidé, muni d’une baguette de sourcier : macache, l’argent, même liquide, ça n’est point de l’eau. Mémé, sarcastique, jouait avec les perles de son collier. Elle nous regardait faire, tout en marmonnant des diatribes concernant la propreté de la maison. Pourquoi ? mais parce qu’elle fournissait les produits d’entretien. Pour le ménage, elle voulait bien raquer. Le reste ? bernique.

Mémé ? une liardeuse. À tel point qu’elle en devenait riche. À force de ne rien dépenser, ça finissait par s’accumuler sous son matelas. On dit pension pour retraite, dans notre jargon d’ici. C’est à cause des Belges qui nous sont proximes. Chaque mois, Mémé sortait pour quérir son oseille, montant son vieux vélo d’avant deux ou trois guerres. Elle râlait chaque jour sous ombre que rien n’allait plus comme avant. Ces vieux s’imaginent qu’on est dupe des autrefois meilleurs qu’ils nous bassinent avec !

Ma grand-mère paternelle vivait en chrétienne. Jadis, lorsque nous disions des gros mots, elle se nettoyait les oreilles avec un coton-tige, avant de nous punir. Parfois, elle nous forçait à nous laver la bouche au savon noir. C’était une grenouille de bénitier, adorant les cornichons. C’était une femme du genre cheval vieilli, avec un rien de gras, pour faire croire qu’elle n’était point sèche. Ce gras ne provenait pas de sa nourriture. Elle mangeait peu, quoique, pour mieux nous emmerder, elle adorait le gâteau au chocolat, recette familiale, ancestrale.

Cette vieille garce consommait un gros pot de cornichons par jour. Pas de ceux qu’on cultivait et que, patiemment, Maman plaçait dans des bocaux, non. Mémé ne voulait que des malossols de Hongrie au vinaigre de cidre. Son estomac délicatement délabré n’en supportait point d’autres. On peut aimer les cornichons : il n’y a rien à redire. Pourtant…»

L’auteur campait les personnages... situait le contexte...
Je devenais curieux. Les chapitres étaient courts ; je pouvais «saucissonner» ma lecture ; bientôt l’henaurme ne tardait pas à arriver.

«Mémé serra les lèvres et ne donna pas un rotin, sauf pour le Bref, le Paic, le Skip^, l’Ajax, le Mir, le Pliz, le Cif, le Lavax, la Zébraline, le Persil, le Spic et l’encaustique. Sans oublier le grésil, le Tide, et l’ammoniaque, le K2R, l’Harpic, les Spontex, le Glassex, le Terra de Johnoson, le Fabulon, le Miror, le savon noir Palmidor. Ainsi que le Woolite, le Monsieur Propre, les Scotch-Brite, le Bonux, les cristaux de soude, l’eau de javel et la terre de sommières.»

Ouf je respire ; on peut passer au chapitre suivant. Je me souvenais alors des avertissements de Richop, cet ami qui m’avait recommandé l’ouvrage, et des critiques de la presse...

Orlando de Rudder est l’auteur d’une quinzaine de livres où éclatent l’érudition, un humour décapant, le sens du baroque et de «l’hénaurme». Sa vie est déjà, à elle seule, une incroyable fiction. Né en 1950, dans un train à destination de Rome, c’est Pie XII qui lui donne son prénom de baptême. Sa mère, cantatrice, l’abandonne. Il suit son père – grand critique gastronomique, l’un des fondateurs du fameux Gault et Millau, et qui épouse la fille de la musicienne Germaine Taillefferre du Groupe des Six. Après leur divorce, à quatorze ans, Orlando se retrouve seul à Paris. Foyer d’éducation surveillée, et surtout découverte excitée du pavé parisien de 1968.

Il a roulé dans la Delage de Boris Vian et l’Aston-Martin de Roger Nimier, il a assisté aux dérives canularesques d’Albert Vidalie et d’Antoine Blondin, il a connu l’humour et la gentillesse de Jean Tardieu. Philippe Soupault lui faisait des grimaces et lui parlait de l’enfer, ce dont il se souviendra, dit-il, jusque sur son lit de mort. Julien Gracq lui offrit, à huit ans, son premier stylo à encre.

Docteur ès-Lettres, il n’abandonne pas son sens de l’humour. Professeur de linguistique médiévale et de guitare, boxeur, auteur d’un livret d’opéra sur François Villon, Orlando de Rudder est aussi spécialiste du «Français qui s’cause» d’un «Dictionnaire des Onomatopées» et d’un»Bréviaire de la gueule de bois».

«Son humanisme est teinté d’anarchie, mais un anarchisme souriant fait d’ironie plus que d’agressivité, et qui préfère tremper sa plume dans le bon vin plutôt que dans le vitriol. Voltaire, chez lui, est fils de Rabelais».
Jean Claude Bologne.

«La Nuit des Barbares», Laffont, Prix Hermès 1983.

«Le Couteau court de Décembre», Presses de la Renaissance, Prix Georges Brassens 1989

«Le Village sans héros», Laffont, Prix Emile Zola de la SGDL, 1991.

Orlando de Rudder est un écrivain fastueux, un érudit généreux, grand manitou de notre langue, amoureux d’histoires denses et charnelles, sans timidité face à l’horreur de l’être humain plus pécheur que philanthrope. On avait perdu le goût des nourritures costaudes. Grâce à l’enfer, Orlando de Rudder leur redonne vie et mort».
Hugo Marsan, «Le traité des Traités».

«La truculence de l’auteur et l’éclat de son style s’allient pour un heureux moment de lecture. Une magistrale fantaisie sérieuse».
Le Monde, «Le Traité des Traités».

«Le roman historique a cela de bon qu’il libère l’imagination des entraves de la raison. Mise à bonne distance, la vraisemblance obéit à d’autres critères. Peuvent alors entrer dans la danse d’autres personnages.(...) Le Traité ressemble à un livre des merveilles».
Lire, «Le Traité des Traités».

«Orlando de Rudder s’attaque de façon affreusement plaisante au bien, au mal et aux errances de la spiritualité».
Juliette Boisrivaud, Cosmopolitan, «Le Traité des Traités».

«Le style gothique, wisigothique de l’auteur travaille dans l’épaisseur des corps, au plus profond de la viande. Il excelle dans l’homme à trouver l’animal, à chanter ses pulsions originelles. C’est dans le primitif, le primal que sa plume s’envole, là ou la vie joue la mort : lorsqu’on lutte, on baise, on bouffe. Et Rudder est gourmand de mots».

Gérard Pussey, Elle, «Le Traité des Traités».

«Une imagination débordante au service d’un humanisme un peu anarchisant : les romans d’Orlando de Rudder lâchent en plein XXe siècle la bride à un Moyen Âge de légende.»
Jean-Claude Bologne, «Le Traité des Traités».

«Quelqu’un aussi bourrelé d’humour, (...) qui nous apprend que le serment de poète officiel interdit de critiquer le commerce et l’industrie, et n’aime que le jazz, ne saurait être un mauvais bougre. Pour un prof de littérature médiévale, le jeune Rudder écrit plus guilleret que les Pères de l’Eglise, nous aide à pécher en dégorgeant d’alacrité, puis se mortifie de notre repentir. Ecrire c’est fou rire un peu.»
Dominique Durand, Le Canard enchaîné, «Le Couteau court de Décembre».

«Orlando de Rudder pratique l’amour tumultueux. Peut-être parce que cet enseignant de littérature médiévale est également un romancier qui adore jouer avec les mots, éprouver leur résistance et leur flexibilité, jouer de leur épaisseur sémantique, ou, au contraire, de leur fragile nouveauté».
Pierre Lepape, Le Monde, «Le Français qui se cause».

«De Rudder a le regard jaune, l’encre noire et éclaboussante, la plume en bataille, mais toujours prête à jouer.»
Dominique Durand, Le Canard enchaîné, «Tout crus , les coqs».

J’ai donc fini par refermer le livre. Tiens, on y cite mon village dans les dernières pages. Pour autant il reste incroyablement présent dans mon esprit. Mais je ne me résous pas à le relire...
Ce n’est pas grave, le prochain d’Orlando de Rudder sera encore implanté dans cette région que je crois bien connaître, et à laquelle je suis comme vous très attaché. Il paraît que c’est une question de jours...

Son titre : «Le bourreau de Maubeuge». Tiens, c’est bizarre. Cela me fait repenser à des souvenirs... «Le bourreau de Béthune...» Des souvenirs intenses devant LE poste de télé noir et blanc... Serait-ce une histoire de catcheurs ?

JMG.